Il est l’un des rares économistes occidentaux à se pencher sur le cas cubain. Le professeur flamand Marc Vandepitte
découvre Cuba en 1994, alors que l’île est sous le choc de la disparition du « socialisme réel » européen. Malgré la chute de 35% de son produit intérieur brut (PIB) et un
commerce extérieur en recul de 80%, le régime résiste et parvient peu à peu à redresser la barre. Fasciné par cette expérience, ce chrétien engagé, philosophe, auteur de nombreux ouvrages
sur le tiers-monde, la coopération et la globalisation, porte depuis un regard empathique mais très documenté sur la révolution cubaine. Pour lui, malgré les erreurs commises, le système
socialiste demeure un modèle viable et une réussite sociale. A l’heure où les réformes entreprises par Raúl Castro sont observées avec intérêt, le Belge est un interlocuteur
précieux.
* * *
Depuis l’arrivée de Raúl Castro à la tête de l’Etat, on parle beaucoup de réformes économiques. Qu’est-ce qui
change à Cuba ?
Marc Vandepitte : Là-bas, on n’emploie pas le mot réforme, les Cubains parlent de
« perfectionnement ». En fait, il s’agit d’un long continuum de mesures et d’adaptations de l’économie. Les principaux changements datent déjà de 1986, avec ce qu’on a appelé la
« rectification », qui a vu l’île s’éloigner du modèle soviétique. Puis, très rapidement, il a fallu s’adapter à la fin du Bloc de l’Est.
L’une des particularités de Cuba, et ce qui explique sans doute en partie la longévité du système, est le
pragmatisme. Les transformations s’y font pas à pas : on teste une amélioration dans une région, dans un secteur, on consulte, et si c’est probant, on étend la mesure.
Même les plans globaux, comme le transfert annoncé en 2010 de 500 000 travailleurs du public au privé, suivent ce
canevas. Après quelques mois, l’allègement des effectifs a été ralenti à la demande du syndicat, afin de tenir compte des capacités des nouveaux secteurs.
Si l’on parle de « rectifier », c’est que des erreurs ont été commises...
Durant la période soviétique, Cuba s’est éloignée des valeurs de sa révolution, en particulier du volontarisme
inspiré par Che Guevara. On a copié le système bureaucratique, technocratique qui dominait dans les pays socialistes européens. L’économie a été centralisée et totalement étatisée. On a
supprimé le travail volontaire et abandonné les encouragements moraux à la production. Et l’économie est devenue dépendante de l’URSS.
En 1985-1986, il devient patent que le modèle est essoufflé. Mais Cuba refuse de suivre la perestroïka de [Mikhaïl]
Gorbatchev, qui conduira à la disparition de l’URSS et aux privatisations. L’idée de la rectification, puis de la « période spéciale », qui a suivi la chute de l’URSS, était de
décentraliser les décisions, de réduire la taille des producteurs, notamment agricoles, et de responsabiliser les travailleurs. Cuba a aussi voulu sortir de sa dépendance aux productions
traditionnelles, telles que le sucre. Il a développé le tourisme, la biotechnologie, la pharma, le nickel, exporté le savoir-faire médical, poussé une part des travailleurs – ils sont 10%
des Cubains aujourd’hui – à se mettre à leur compte. Il a fallu encore réagir à la chute de la monnaie nationale (lire ci-contre). Malgré le chaos apparent, ces réformes se sont faites de
façon ordonnée, concertée, pas à pas. Avec des reculs : par exemple, le renoncement à instaurer des impôts – que l’on voulait didactiques, pour que les gens comprennent que l’Etat ne
leur devait pas tout, mais que eux aussi devaient quelque chose à l’Etat. Comme le projet passait mal, il a été mis au frigo.
Peut-on dire que l’économie cubaine a réussi sa mue ?
Il reste beaucoup à faire ; c’est le sens des mesures prises depuis 2005 par Fidel Castro, puis par son frère.
Mais oui, nous constatons que le niveau de vie est aujourd’hui plus élevé qu’avant la crise. La croissance du PIB, qui a repris dès 1994, est depuis 2004 de 5,9% par an. C’est plus que le
rythme latino-américain (4,1%). Et malgré les difficultés traversées, Cuba est resté, en données sanitaires, scolaires et de développement humain, proche des pays du Nord !
Restons sur la comparaison : quel est le niveau de vie des Cubains par rapport à des pays similaires,
notamment pour les plus humbles.
J’ai comparé les prix cubains et européens d’un panier de services et de produits dont une famille ordinaire de
quatre personnes a besoin. Selon mes calculs, le pouvoir d’achat réel de ce groupe familial à Cuba équivaut à 2200 euros. Pour nous, ce n’est pas énorme mais dans le contexte
latino-américain, c’est assez élevé ! Même les Cubains les plus modestes affichent un pouvoir acquisitif supérieur à celui de la classe moyenne du sous-continent !
Comment est-ce possible au vu des salaires sur l’île ? Cela vient du fait que beaucoup de biens et de services
sont gratuits à Cuba. Peut-on parler de pauvreté ? Oui, mais pas de la même façon que pour nous. A Cuba, la pauvreté c’est de ne pas pouvoir changer de chaussures ou de jeans, ou ne
pas réparer sa maison par manque de matériaux. Chez nous, la pauvreté fait que l’on se prive d’aller chez le médecin.
Bien sûr, le cas est particulier. C’est sûrement le seul pays au monde où, pour un médecin, un professeur
d’université ou un ingénieur, posséder un ordinateur portable ou une voiture n’est pas une évidence. Alors, si ces Cubains se comparent à leurs semblables, ils disent : « Je suis
pauvre. » Dans l’autre sens, Cuba est un des seuls pays du tiers-monde où un « pauvre » peut espérer exercer ces métiers !
Les logements en piteux état posent aussi problème...
Le gouvernement vient d’autoriser la vente de logements, ce qui a eu pour effet de dynamiser la construction et les
rénovations. Voyons ce que ça va donner...
Cette mesure fait partie d’une série de réformes promues par Raúl Castro, qui tient un discours très dur sur
l’absolue nécessité d’actualiser le système...
Les dirigeants savent que l’économie, si elle a bien résisté, demeure vulnérable. Le PIB pèse quelques dizaines de
milliards de dollars, c’est bien moins que certaines transnationales. Elle continue de subir l’embargo imposé par la première puissance mondiale et se trouve dans le collimateur des milieux
d’affaires américano-cubains. Dans ce contexte, la marge de manœuvre du gouvernement n’est pas très grande. Il doit opérer une ouverture prudente. Alors on annonce beaucoup, mais on avance
doucement.
Des mesures vont pourtant assez loin, comme la réduction de 10% des effectifs dans le secteur
public.
C’est une nécessité. Lorsque l’économie cubaine s’est écroulée au début des années 1990, le pays s’est refusé à faire
payer la crise à ses travailleurs. Il n’a pas licencié massivement comme l’auraient fait d’autres pays. On estime encore aujourd’hui à 20% le nombre d’employés surnuméraires dans les
entreprises d’Etat. L’ajustement a été différé et il se fait à la cubaine, avec mesure. Heureusement, il existe des secteurs en pleine croissance, comme le tourisme, qui se porte bien
malgré la crise et le blocus, et d’autres qui sont prometteurs, comme le pétrole. En fait, Raúl Castro est partagé entre l’impératif de prudence et celui de l’urgence, car il estime que la
génération de la révolution est celle qui a le plus de légitimité pour conduire ces changements.
On développe aussi l’agriculture.
Oui, la production s’améliore, mais ce n’est pas facile. La collectivisation a perturbé la transmission du savoir
agraire, qui se faisait de père en fils. De plus, la révolution a attiré beaucoup de Cubains vers les villes, où ils se sont instruits et ont perdu le contact avec la terre. Un retour en
arrière n’est pas aisé, c’est un secteur astreignant à cause de la chaleur et de l’humidité.
Si nos pays devaient s’inspirer de Cuba, que devraient-ils retenir ?
En particulier ceci : Cuba prouve qu’on peut avoir une empreinte écologique faible et un développement social
fort. C’est rassurant à l’heure où se profile une catastrophe écologique...
Comment voyez-vous l’avenir de l’île d’ici cinq à dix ans ?
Il variera selon que le blocus sera maintenu ou non. S’il tombe, Cuba connaîtra une forte croissance économique et le
niveau de vie s’élèvera fortement, renforçant la légitimité de la révolution. Si ça n’arrive pas – c’est le plus probable –, je vois très peu de changements. Et en tout cas pas une
évolution à la chinoise !
Pas de changement politique
Les réformes économiques s’accompagnent-elles d’une ouverture du système politique et
médiatique ?
Le gouvernement pousse la population à s’impliquer davantage, notamment dans la lutte contre la corruption. Les
médias relaient cela et sont un peu plus ouverts au débat. Mais ça reste limité : le débat à Cuba se déroule dans les assemblées de quartier ou d’entreprise, dans le parti ou le
syndicat. Et au parlement. On connaît peu, hors de Cuba, sa forte représentativité : plus de 40% des députés sont des femmes, 29% sont de simples employés. En Belgique, ils sont
1%...
Avec Raúl, on assiste surtout à un changement de style. Il est plus direct que son frère, qui est un intellectuel, il
parle comme un paysan, je crois que les gens aiment ça.
Plus difficile est de savoir ce qui se passera après la disparition de cette génération.
L’ouverture, c’est aussi un contrôle social qui se relâche [1]
Sous certains aspects, Cuba est un village. Chacun sait ce que son voisin fait. Mais cela va dans les deux
sens : du moment où tout le monde est obligé de se débrouiller, de sortir un peu du droit chemin, on se fiche la paix...
Il y a aussi la libéralisation des voyages – jusque-là soumis à autorisation.
Le gouvernement n’a pas motivé sa décision. Je pense qu’il cherche à inciter les Cubains à travailler. A quoi bon
accumuler de l’argent si l’on ne peut pas le dépenser ? Quand on parle avec les jeunes, ils disent presque tous qu’ils veulent voyager !
Le risque est que des gens qui ont été formés gratuitement à Cuba s’en aillent faire de l’argent à l’étranger. Que
l’on assiste à une « fuite des cerveaux » comme on dit.
D’un autre côté, il y a aussi des Cubains qui veulent revenir, notamment à cause de la crise. A terme, il est
possible que de plus en plus de Cubains partent pour gagner un peu d’argent, puis reviennent s’installer chez eux.
Le défi des inégalités
Pour obtenir des devises, Cuba a développé le tourisme et introduit un second marché en devises (en CUC, la
monnaie convertible) à côté de celui en pesos nationaux. Des inégalités se sont creusées entre ceux qui ont des CUC et ceux qui n’en ont pas. N’est-ce pas mortel pour un système qui se veut
socialiste ?
Les inégalités ne tiennent pas à ces mesures, elle sont apparues à Cuba à cause de l’énorme dévaluation subie par le
peso lors de la crise des années 1990. La valeur du peso a été divisée par 150 ! C’est cela qui a créé la différence entre ceux qui avaient des dollars et ceux qui n’en avaient pas.
Depuis, la monnaie nationale a pu être réévaluée (1 dollar pour 25 pesos). Et la plupart des produits de base sont disponibles en cette monnaie ou fournis gratuitement. A côté, les Cubains
ont aussi accès aux commerces en CUC, où l’on trouve tous les biens de consommation mais à des prix extrêmement élevés pour eux. Le marché noir s’est réduit et ne concerne plus que certains
produits illégaux ou volés.
Mais peut-on dire qu’un salaire en pesos suffit à joindre les deux bouts ?
Non plus. Mais les Cubains ont appris à se débrouiller...
On assiste quand même à la formation d’une classe privilégiée dominante à Cuba...
Non, on ne peut parler de classe car il n’y a pas d’accumulation capitaliste à Cuba. Même si on peut additionner des
CUC, on ne peut pas les investir, si ce n’est dans des micro-entreprises... Les grandes sociétés sont soit entièrement socialisées soit des joint-ventures.
Mais les cadres de ces entreprises – notamment issus de l’armée – ont acquis un réel pouvoir. Ne sont-ils pas
en train de s’autonomiser du reste de la société ?
Je ne crois pas. Cette couche technocratique est sous le contrôle des travailleurs au sein de ces entreprises, à
travers le syndicat CTC, qui exerce un contre-pouvoir depuis la base.
Subsistent des inégalités en termes de revenus...
Oui. Mais on a introduit une taxe sur les activités indépendantes. Certes, ce prélèvement est forfaitaire, et donc
peu égalitaire, mais c’est un début. Cuba manque d’expertise en la matière.
interview par Benito Perez http://www.lecourrier.ch
Note
[1] Selon Amnesty, il n’y a plus de prisonniers de conscience à Cuba. L’ONG dénonce toutefois le harcèlement de
certains opposants.
Repères
Démographie sous contrôle
Les 110 000 km2 de l’archipel cubain sont peuplés de 11 millions d’habitants, un chiffre en croissance lente depuis
quatre décennies (8,5 millions en 1970). Trois quarts des Cubains vivent en ville.
Développement humain
L’ONU classe Cuba au 51e rang (sur 187) du développement humain (IDH). Cet indicateur, qui agrège données sanitaires,
scolaires et niveau de vie, place l’île caraïbe tout près du Portugal, de la Pologne et de la Roumanie, et devant une dizaine de pays européens, dont la Russie. Sans ressources naturelles
importantes, Cuba figure devant des Etats réputés riches, tels que l’Arabie Saoudite, le Costa Rica, la Malaisie, la Turquie, l’Afrique du Sud, la Chine ou le Mexique.
Croissance soutenue
Industrie, tourisme et services sociaux sont les piliers de l’activité économique. La croissance est particulièrement
forte dans le tourisme, comme le montrent les chiffres de l’hotelerie, la restauration, les communications et les transports qui, sur ces six derniers années, grandissent en moyenne de
5,2%. A noter le fort développement de la recherche et de l’innovation (+11% par an).